Entre désinformation et liberté d’expression, les temps sont durs pour les journalistes en Tunisie

4 mars 2024 dans Lutte contre la désinformation
Ville tunisienne

L’année 2024 a commencé en Tunisie avec un bien triste constat par rapport à la liberté d’expression. Arrêté fin décembre 2023 pour avoir tenu à la radio des propos jugés insultants envers la ministre du Commerce, le journaliste Zied el Heni a été condamné à 6 mois de prison avec sursis le 10 janvier, avant d’être finalement libéré, mais les poursuites à son encontre n’ont pas été abandonnées pour autant. 

Par ailleurs, deux autres journalistes sont toujours derrière les barreaux. Khalifa Guesmi, journaliste à la radio privée Mosaïque FM, a été condamné à cinq ans de prison par la cour d’appel de Tunis, selon Reporters sans frontières (RSF). Chadha Hadj Mbarek, elle, est poursuivie pour avoir eu des propos diffamatoires à l’encontre du président tunisien Kais Saied et pour avoir porté atteinte à la sécurité du pays, selon des médias tunisiens. 

Une situation bien triste pour le journalisme tunisien, depuis l’adoption, en 2021, du décret 54 sur la désinformation. Un texte de loi utilisé, selon les journalistes, pour limiter leur marge de manœuvre.

Ce texte prévoit, au prétexte de lutter contre la cybercriminalité, jusqu’à cinq ans de prison pour des délits tels que "la diffusion de fausses nouvelles, de données trompeuses ou des rumeurs dans le but de nuire aux droits d’autrui, de compromettre la sécurité publique ou nationale, ou de semer la terreur parmi la population." Sauf que cette loi est dénoncée par les professionnels du secteur des médias qui dénoncent son emploi pour justifier des arrestations et poursuites de journalistes.

"Garder la tête haute"


Pour Zied el Heni, il ne fait pas de doute ; le régime de Kais Seaid "essaie de museler les journalistes et de se prémunir face à toute critique," par le biais du décret 54.

"Toute critique du président, des ministres ou des institutions étatiques expose le journaliste à des poursuites judiciaires. Les journalistes se retrouvent menacés d’arrestation et d’emprisonnement et peuvent écoper de 5 à 10 ans de prison," explique-t-il.

C’est dans ce contexte que le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme (OHCHR) exprimait ses appréhensions, en juin 2023, face à la dégradation de la liberté d’expression en Tunisie, évoquant "une législation à la terminologie vague et l’arrestation et la condamnation de 6 journalistes" à l’époque.

Entre juillet 2021 et juin 2023, l’OHCHR avait dénombré 21 cas de possibles violations des droits humains perpétrés à l’encontre de journalistes, dont des poursuites devant des cours civiles et militaires.

"Le journalisme en Tunisie est visé et les journalistes se battent pour garder la tête haute, résume Zied el Heni. Le journalisme est plus qu’un moyen d’informer, c’est un levier principal et un protecteur de la démocratie," lance-t-il.

Une "guerre civile digitale" ?

Sadok Hammami, professeur à l’Institut de presse et des sciences de l'information en Tunisie dresse un tableau assez sombre de la situation, estimant, à l’instar de Zied el Heni, que "le décret 54 est en train de réduire les libertés ». Ce texte de loi « est désormais utilisé comme une arme pour menacer les journalistes, alors que les autorités avaient promis de ne pas l’utiliser contre les médias," explique M. Hammami, auteur de l’ouvrage La démocratie spectacle ; médias, communication et politique en Tunisie (en arabe).

Pour ce chercheur, le décret 54 et les questions de désinformation dépassent la scène journalistique et "menacent la vie politique tunisienne."

"La désinformation est devenue un outil pour diriger l’opinion publique et la vie politique," explique M. Hammami, qui relie par ailleurs la ‘lutte contre la désinformation’ à l’échec de la démocratie en Tunisie. "Tous les acteurs politiques bénéficient de la désinformation et en souffrent en même temps. Ils mènent des campagnes de désinformation contre leurs concurrents et sont également victimes de ce système," analyse -t-il. 

Face à un tel constat, ce sont bien évidemment les journalistes qui risquent de payer le prix, mais aussi tous les citoyens qui seraient tentés de s’exprimer. C’est ainsi que Sadok Hammami met en garde contre « une guerre civile digitale et une scission au sein de la société tunisienne."

De son côté, le syndicat des journalistes tunisiens tente de faire face à la situation autant que possible. « Le syndicat joue un rôle essentiel dans la défense des journalistes et de la liberté de la presse, partant du principe qu’il s’agit d’une porte d’entrée vers les libertés en général," explique pour sa part Zied el Heni. Cette entité "offre un soutien juridique aux journalistes poursuivis en leur fournissant un avocat, et une mobilisation sur le terrain pour les soutenir," ajoute le journaliste, qui appelle par ailleurs "à ne pas revenir vers la peur et la tyrannie."

 


Photo de JR Harris sur Unsplash