En Turquie, les journalistes en danger face à la criminalisation croissante de l’information

30 juin 2023 dans Liberté de la presse
Plusieurs caméras de télévision filment un événement

La campagne électorale pour les élections de mai 2023 ont témoigné de la mainmise croissante du président Erdogan sur les médias nationaux. Le pouvoir turc multiplie les mesures pour restreindre la liberté d’expression. 

“A cause de cette enquête, je suis poursuivi en justice”. Attablé dans un café de Fenerbahçe, un quartier de la rive asiatique d’Istanbul, Hilmi Hacaloğlu fait défiler un article sur son téléphone : “l’année dernière, nous avons publié cette enquête sur les trafics de stupéfiants dans lesquels le ministre de l’Intérieur turc est impliqué. Bien que nous ayons des preuves solides, le pouvoir affirme que nous propageons des fausses informations.” Rédacteur en chef de Gerçek Gündem, un média qu’il décrit comme “social-démocrate”, il déplore la détérioration de la liberté de la presse en Turquie, “il y a une quinzaine d’années, nous pouvions travailler à peu près normalement. Mais aujourd’hui, les journalistes peuvent finir en prison ou avec une amende de 40 000 livres turques (environ 1860 euros) pour un article qui vise le pouvoir. Dans mon média, régulièrement, nous changeons de rédacteur en chef pour qu’il n’ait pas trop d’affaires judiciaires sur le dos. C’est notre seul moyen de réduire un peu la pression.”

La mainmise du pouvoir  

Le journaliste Ali Ergin Demirhan est également inquiété par la justice turque. Éditeur auprès du média en ligne Sendika.org, il est poursuivi dans 25 affaires pour la publication d’articles. Pour défendre ses droits, il fait partie du syndicat indépendant Disk depuis 11 ans, “mais très peu de journalistes sont syndiqués dans des organismes indépendants car ils craignent la répression et les répercussions sur leur carrière” déplore-t-il.

Dans son rapport publié début mai 2023, Reporters sans frontières (RSF) a classé la Turquie 165ème pays sur 180 pour le respect de la liberté de la presse, “90% des médias nationaux sont sous le contrôle du pouvoir” et “29 journalistes sont emprisonnés” affirme l’ONG. Les journalistes des médias pro-kurdes sont particulièrement menacés. Une presse indépendante tente de se maintenir, mais les juges à la botte du pouvoir censurent régulièrement les articles qui traitent notamment des cas de corruption.

En octobre 2022, le Parlement turc a voté une loi prévoyant jusqu’à trois ans de prison pour la divulgation “d’informations fausses ou trompeuses”. Elle vise les journaux, la radio, la télévision, mais aussi les médias en ligne. L'article 29, en particulier, inquiète les défenseurs de la liberté de la presse car il prévoit des peines de prison de un à trois ans pour "propagation d'informations fausses ou trompeuses contraires à la sécurité intérieure et extérieure du pays, et susceptibles de porter atteinte à la santé publique, de troubler l'ordre public, de répandre la peur ou la panique au sein de la population". Le texte législatif a rapidement été rebaptisé “loi de censure” par l’opposition. 

Campagne électorale inéquitable

En mai dernier, les élections durant lesquelles les Turcs ont élu leurs députés et leur président ont montré le contrôle exercé par le pouvoir sur les médias. Selon le chercheur Yohanan Benhaim, “la visibilité dans les médias officiels n’a pas du tout été égale pour les candidats. Une grande partie de l’électorat s’informe encore avec la télévision. Or, sur la chaîne publique d’information TRT Haber, entre le 1er avril et le 1er mai, le temps accordé à la coalition d’opposition a été de 42 minutes et 48 secondes, dont 30 minutes pour Kılıçdaroğlu [principal opposant à Erdogan], contre 59 heures et 11 minutes pour la coalition au pouvoir. Du fait de la concentration des médias et des transactions collusives entre les propriétaires des médias et le pouvoir en place, le système médiatique favorise la visibilité de l’AKP [le parti de Erdogan].”

Pour contrer les médias officiels, les partis d’opposition ont utilisé de nouveaux supports tel que le média BaBaLa TV diffusé sur internet, “cette chaîne alternative a interrogé tous les candidats à la présidentielle. J’ai pu découvrir les programmes des candidats de l’opposition” affirme Sude, une électrice turque habitante d’Istanbul, “en parallèle, je m'informe sur les réseaux sociaux. Je ne regarde plus la télévision nationale, elle est inféodée à Erdogan.”

 


 

Photo de Matt C sur Unsplash.